par ulysse » Dim 25 Oct 2020 21:35
Par Mathilde Frénois, envoyée spéciale dans la vallée de la Roya Photos Laurent Carré — 25 octobre 2020 à 20:11
A bord de la draisine, entre Fontan et Saint-Dalmas-de-Tende, le 16 octobre. Jusqu’au 19 octobre, seul ce wagon d’habitude réservé aux travaux permettait de monter si haut. Photo Laurent Carré pour Libération
Seul moyen permettant de desservir en partie la vallée sinistrée par la tempête Alex, le «train des Merveilles» connaît un retour en grâce. Mais les passagers doivent composer avec le manque d’entretien de la ligne, conséquence d’un conflit franco-italien «historique» sur le financement.
Dans la Roya, mieux vaut tortillard que jamais
Laure court. Une pelle dans la main, elle traverse la gare de Nice, s’engouffre dans le souterrain et rejoint la voie G. Il est 7 h 30, elle n’a pas raté le «train des Merveilles». Dans une heure, elle sera dans la Roya, la vallée dévastée par la tempête Alex le 2 octobre. Elle dégagera la boue de la route, nettoiera des maisons, prononcera des mots réconfortants. «Y aller en voiture, ça aurait été compliqué vu le nombre de ponts qui se sont effondrés, relate la bénévole de 37 ans. Le train, c’était la meilleure des options.»
La pelle de Laure a fini dans le porte-bagages, celle de Laurent est posée contre la fenêtre. Ce randonneur qui ne possède pas de voiture a l’habitude de grimper dans ces wagons bleus pour aller encore plus loin que Breil, jusqu’à Tende et Cuneo. «Aujourd’hui, avec la catastrophe, cette ligne est devenue vitale, dit-il. C’est le seul moyen de désenclaver la zone et ramener des ressources aux habitants.» Depuis le passage de la tempête, les routes et les ponts ayant été emportés par la force de l’eau, les villages de la vallée de la Roya se sont retrouvés coupés du monde, et risquent de le rester pour au moins de longs mois. C’est donc grâce au rail qu’ont transité les bénévoles, 2 chargements de 3 000 bouteilles d’eau et un «TER cargo» rempli de marchandises.
Tunnels, roches et neiges
Avant la catastrophe naturelle, cette ligne Nice-Breil-Tende-Cuneo-Vintimille était menacée. Des citoyens se sont battus depuis les années 2000 pour le maintien de cet axe international fragilisé par un cruel manque d’investissements.
Gravissant la montagne, le «train des Merveilles» est une expérience en soi. On passe du temps dans l’obscurité de ses tunnels, on frôle la roche et on observe les premières neiges. Les rails montent jusqu’à Tende à plus de 800 mètres d’altitude avant de rejoindre l’Italie. Une prouesse technique rendue possible grâce à ses tunnels hélicoïdaux, ses galeries, ses viaducs, ses arches et ses murs de soutènement. «La ligne a été pensée dès la première moitié du XIXe siècle mais a nécessité un long temps de conception et, pour conclure, plusieurs accords [internationaux]. A partir de 1860, quand le comté de Nice a été rattaché à la France, le projet est devenu transfrontalier. Les intérêts géopolitiques ont retardé les travaux, raconte Stéphanie Cornil, guide-conférencière qui relate l’histoire à bord, l’été, quand le train devient attraction touristique. Les travaux ont débuté en 1908 et la ligne a été inaugurée en 1928.» Electrifiée, elle permet, entre autres, de rejoindre Nice depuis Berlin.
La Seconde Guerre mondiale a stoppé ces échanges. «Les Français avaient construit un pont en brique pour couper la route [et empêcher le ravitaillement des adversaires, ndlr], relate la guide. A la fin de la guerre, quand les Allemands se replient, ils font sauter les ouvrages d’art.» La reconstruction sera longue : ce n’est qu’en 1979 que la ligne est inaugurée une deuxième fois. S’ouvre alors l’âge d’or du ferroviaire. L’été, 3 000 voyageurs par jour embarquent dans le train Nice-Turin, fort de ses 12 allers-retours quotidiens et de son confort.
Sanctions de la guerre
Aujourd’hui, malgré l’Europe et l’espace Schengen, la ligne continue de subir les aléas de sa position transfrontalière car c’est une convention internationale de 1970, héritage des sanctions de la guerre contre le régime fasciste, qui régit son financement. La France assure les travaux et l’entretien, l’Italie rembourse l’intégralité de la facture. Mais en 2010, quand la SNCF concurrence Trenitalia sur son territoire, l’Italie stoppe les remboursements, qu’elle juge en outre trop élevés. Un cercle vicieux s’enclenche : la France n’investit plus, le train roule à 40 km/h pour ne pas abîmer la voie, seules deux rotations sont programmées entre Nice et Tende, les correspondances disparaissent, des bus prennent parfois le relais, les voyageurs désertent.
Malgré les déconvenues, Alessandra, une habituée de la ligne, ne lâche pas le morceau. Ce jeudi 15 octobre, elle est assise avec ses collègues dans la partie salon du train, un carré sans tablette, plus apte aux discussions qu’au travail. «C’est un enfer. Il m’est arrivé de mettre quatre heures au lieu de deux pour réaliser mon trajet. Une fois, je suis restée bloquée sans moyens de transport. J’étais enceinte et j’ai dû tout essayer : le bus et le stop, raconte cette professeure au collège de Breil. On est victimes de cette guéguerre entre la France et l’Italie pour savoir qui doit entretenir la ligne. Nous, on veut qu’elle vive.» Henri, gestionnaire du collège, partage la même banquette et les mêmes galères : «Un jour, on est partis de Breil et il n’y avait pas de train. Ils ont préféré faire venir des taxis, relate-t-il. Il m’arrive souvent de faire demi-tour et de retourner au parking prendre ma voiture à cause des suppressions de train.»
Lassée, Laurence Sarfati a fini par déménager. Cette membre du Comité franco-italien de défense de la ligne Nice-Cuneo-Vintimille s’est installée en bas de la vallée pour ne plus être dépendante des annulations. «Avec la dégradation de la ligne, on a perdu nos liens familiaux et professionnels. Avant on pouvait partir tôt le matin en ville et revenir tard le soir à la montagne. Ce n’est plus possible. Les actifs et les étudiants sont donc partis. C’est une mort annoncée de nos vallées, soutient-elle. Cette ligne est notre cordon de vie : la frontière n’a pas de sens pour nous.»
Laurence a organisé avec son comité manifestations, pétitions et accrochages de banderoles. Pierre Donadey, le maire de L’Escarène, ville desservie par cette voie unique, a, lui, tenu un stand à la foire de Nice pour recueillir 5 000 signatures sur une pétition. «Il est grand temps que l’on arrête de se renvoyer le bébé. Cette ligne dessert 50 000 personnes, insiste l’élu. C’est plus qu’une réparation, c’est une optimisation du train qui est nécessaire. Uniquement pour l’électrification entre Nice et Cuneo, il faut compter 100 millions d’euros.» L’année dernière, l’Italie a injecté 20 millions d’euros sur la ligne.
A 8 h 40, le train de Laure, Laurent, Alessandra et Henri arrive en gare de Breil. Le terminus jusqu’alors. Car depuis, deux gares plus éloignées, Fontan-Saorge et Saint-Dalmas-de-Tende, sont à nouveau accessibles, deux fois par jour. Et depuis ce week-end, un train italien rejoint Saint-Dalmas-de-Tende depuis Cuneo en passant par Tende. Mais un mois de travail sera encore nécessaire pour relier de nouveau Nice à Tende. Car plus haut dans la vallée, si la voie accrochée à la montagne a résisté aux éléments, il faut encore inspecter les ouvrages d’art, consolider un mur qui s’effondre, enlever la boue du ballast (les pierres entre les rails), remblayer sous des voies. Ce jour-là, seule une draisine fait le lien entre le bas et le haut de la vallée. D’habitude réservé aux travaux, ce véhicule à essence monte des œufs, du lait, du sucre pour le pâtissier, du gazole pour le Secours populaire, des minipelles pour le déblaiement.
Pour la première fois en deux semaines, le courrier est acheminé. Ont aussi embarqué des agents d’EDF, de la SNCF, des pompiers, les pompes funèbres et un vétérinaire, François-Xavier Buffet. «Cette ligne est indispensable. Sans elle, j’aurais dû marcher cinq à sept heures avec le sac sur le dos, décrit-il en route pour soigner chiens, chats et bétail. La semaine dernière, quand le train ne fonctionnait pas, j’ai fait 100 kilomètres de marche.»
Breil sur Roya le 16/10/2020. Premiere livraison du courrier depuis le 2 octobre jour de la tempete Alex à destination des villages de La Brigue , St Dalmas de Tende et Tende et ses hameauxBreil-sur-Roya : première livraison du courrier depuis le 2 octobre, jour de la tempête Alex, à destination des villages de La Brigue, Saint-Dalmas-de-Tende et Tende. Photo Laurent Carré pour Libération
Wagon à ciel ouvert
Il aura fallu une catastrophe naturelle pour que la région Paca reprenne les choses en main. Elle s’apprête à signer une convention avec l’Etat sur les petites lignes et a voté, le 9 octobre, une délibération définissant la répartition du financement. «On a décidé que la région allait reprendre 100 % du financement sur le bas de la ligne [de Nice à Breil] avec l’aide de la métropole niçoise. On souhaite aussi solliciter l’Europe et SNCF Réseau, annonce Philippe Tabarot, conseiller régional en charge des transports. Pour le haut de la ligne, la répartition du financement, c’est 50 % France, 50 % Italie.» Avant la tempête, un diagnostic avait été établi. Pour la sécurisation et un retour à 80 km /h, 50 millions d’euros étaient nécessaires pour le bas, et 150 millions pour le haut. Des travaux prévus jusqu’en 2032.
Les défenseurs du «train des Merveilles» espèrent un retour de la vitesse, des 24 trajets quotidiens et du fret. «C’est une ligne qu’il faut aussi concevoir dans son avenir européen. La moderniser permettrait de faire Nice-Turin en deux heures trente au lieu de quatre heures trente, estime Michel Braun, résident de Breil et auteur de livres sur l’histoire de la ligne. Avec le futur tunnel de Turin, on pourra aussi se connecter à la Savoie et à la Suisse en quatre heures.»
Sur la draisine, de telles perspectives de voyages semblent encore lointaines. Il a fallu une heure trente pour monter les 20 km de Breil à Saint-Dalmas-de-Tende. Le wagon à ciel ouvert avance à tâtons entre l’humidité des tunnels et les traverses fragilisées. Au retour, embarquent une équipe de la Croix-Rouge, les œufs et légumes de trois maraîchers de Tende, «qui allaient se perdre», et un cercueil. C’est Karine Daverio, la responsable des pompes funèbres, qui veille sur le défunt. «Cette ligne sert à tout, même à faire son deuil. Sans le train, on aurait dû faire une inhumation provisoire sur place puis on aurait déplacé le cercueil le jour de l’ouverture de la route, dans plusieurs mois, explique-t-elle. La famille a prévu une cérémonie à 16 heures à Nice.» Les pompes funèbres y seront à temps. Chaque village de la vallée possède une gare. Pendant plusieurs mois, le «train des Merveilles» sera leur seule porte d’entrée et de sortie.
mieux vaut boire du rouge que broyer du noir